dimanche 12 avril 2015

Villes intelligentes: entre datapolis et participolis

Dans les petits privilèges des blogeurs, il y a celui d'être invités aux avant premières. Et quand c'est Yves Tyrode, le Chief Digital Officer du groupe SNCF, Francis Pisani, écrivain philosophe, mais aussi blogeur sur les nouvelles technologies (http://francispisani.net/) et Thierry Happe, fondateur de Netexplo, qui viennent parler de numérique, GreenSI ne pouvait qu'être présent pour vous le raconter. 

J'ai conservé le thème de cet échange, "Entre datapolis et participolis", comme titre de ce billet.
Car en quatre mots, on ne pouvait mieux situer les villes intelligentes sur la carte de la transformation numérique. 

C'est aussi le nom de l'ouvrage publié pour l'occasion et que l'on peut télécharger sur le blog de Francis Pisani.

Un ouvrage qui rappelle l'importance croissante des villes dans le monde - 50% de la population sur terre -, que de nouvelles villes continuent de se créer en permanence. Un ouvrage qui pose la question de la ville "intelligente" et l'explore au travers de 45 villes visitées dans 32 pays.

Quel rapport avec les systèmes d'information allez vous me dire?
Ce qui a retenu l'attention de GreenSI c'est l'éclairage qu'il amène sur la tension entre deux pôles:
  • Datapolis, l'intelligence extrême de la donnée et des technologies pour imaginer les nouvelles villes, 
  • Participolis, la participation et la collaboration, pas toujours structurée, des citoyens et des groupes, pour aménager l'espace.
Une tension entre deux intelligences, l'une artificielle et rationnelle, l'autre humaine et sensible, qui sont les deux faces des usages de la technologie.

Cela ne vous rappelle pas, par exemple, le débat entre le poste de travail unique, sûr de lui, et configuré centralement par la DSI et le terminal connecté choisi et géré par les utilisateurs avec le BYOD?  Ou celui entre l'ERP, structurant, qui a pensé pour vous tout les processus à l'avance, et se heurte vite à la réalité opérationnelle des cas particuliers qui demandent du tâtonnement et des contournements où les technologies sociales excellent?

Comme Janus, la technologie a deux faces

Les technologies de l'information peuvent être utilisées à la fois pour modéliser et définir de façon froide et régalienne le fonctionnement des choses. Cela demande de la puissance de calcul centralisée et beaucoup de conduite des changements pour expliquer ensuite ces fonctionnements immuables.

Et puis les technologies de l'information peuvent être utilisées pour connecter et interconnecter ceux qui pourront agir ensemble de façon plus éclairée, sans que l'ensemble des situations aient été définies à l'avance. Cela demande du réseau pour relier les utilisateurs entre eux, de la puissance de calcul décentralisée, et du temps réel pour réagir à l'imprévu.

L'informatique a souvent l'image du premier fonctionnement. Car c'est comme cela qu'elle s'est développée, en "informatisant" progressivement tous les mécanismes de l'entreprise  (paye, comptabilité, production...) depuis le premier mainframe.

Pour ceux qui s'en souviennent, Microsoft qui vient de fêter ses 40 ans la semaine dernière, a été l'un des acteurs dans l'entreprise de l'informatique distribuée dans les mains des utilisateurs. Aujourd'hui avec le déplacement des plateformes sur internet, et le développement de la connectivité et des terminaux mobiles, le second fonctionnement s'est développé en dehors de l'entreprise; et avec lui une toute nouvelle économie.

Une offre comme BlaBlaCar n'a bien sûr pas prévu à l'avance l'ensemble des déplacements avant de vous proposer le vôtre. C'est la rencontre sur la plateforme et la collaboration entre utilisateurs de la plateforme qui permet aujourd'hui a des millions de personnes de s'entraider. On pourrait aussi citer Uber, Amazon, Facebook, AirB&B et tous ceux qui s'engouffrent dans cette nouvelle économie collaborative qui exploite les plateformes technologiques "à la mode Participolis", et qui comme dans les villes, créé aussi du lien social, d'où le nom "bla, bla car".
 

Attention à l'image technologique de la ville intelligente

Pour Francis Pisani, il n'y a pas de modèle unique de ville intelligente.
Ce que confirment ses déplacements dans le monde, de Songdo et Masdar construites de zéro, à Mexico. Un autre billet de GreenSI faisait aussi ce constat, avec les expériences des villes européennes lors du forum Eurocities de passage à Bordeaux en octobre 2014 (Ville sensible, de l'utopie - technologique - à la réalité... connectée).

La ville intelligente n'est pas un état. D'où la difficulté d'établir des critères et des classements Mais bien un processus. Un processus qui, secteur par secteur, va impliquer le recours à l'intelligence des citoyens, individuellement ou en groupes, et aussi à cette intelligence artificielle des machines, pour améliorer la qualité de vie urbaine et rendre les villes plus à même de répondre aux défis qui les attends.

Comme pour l'informatique à ses débuts, la ville intelligente a commencé son chemin avec une vision technologique à la "datapolis" qui lui colle encore à la peau. Une image créée par des vendeurs de technologies et l'efficacité redoutable de leur budgets de marketing et communication. Comment résister à la vision des acteurs mondiaux comme Cisco ou IBM?

On nous explique qu'avec une plateforme centralisée qui capture toutes les informations en provenance de tous les équipements de la ville connectée, on pourra la piloter.

Mais aussi qu'en capturant tous les tweets des citoyens on peut faire un indicateur de leur satisfaction... sans la leur demander.

Peut être. Mais seulement pour améliorer quelques processus urbains, et c'est ça le retour d'expérience depuis 10 ans. Comment croire que ce sera LA solution à la complexité de villes en constante croissance et qui n'ont rien en commun, ce qui réduit d'autant le potentiel de solutions standards?

Un peu le même discours qui a expliqué aux entreprises il y 30 ans que l'ERP serait LE système global de toutes les entreprises, avec une base unique et intégrée.  Depuis le collaboratif s'est développé, le SI s'est fragmenté et certaines applications sont devenues des services externes. La ville intelligente en prendra peut-être aussi le chemin. Et comme tout va toujours plus vite en informatique, elle n'attendra pas 30 ans.

De plus, la vision Datapolis généralisée, demanderait une débauche de data et de systèmes que les villes ne sont pas toutes prêtes à financer. Mais surtout à maintenir, dans un monde technologique en constante obsolescence tous les 7-10 ans. Et d'ailleurs quand on creuse les pilotes, on y trouve déjà des composants anciens recyclés, qu'il faudrait déjà upgrader.
Alors que depuis 2010, "Participolis" montre son nez avec la nouvelle économie et la force de "la multitude" et de ses citoyens connectés.

D'ailleurs les acteurs de Participolis ne sont pas les IBM et autres bâtisseurs technologiques des premiers jours. Ils viennent du monde mobile, collaboratif et demain des objets connectés. Ils comprennent mieux l'expérience utilisateurs que la technologie sous-jacente. Une technologie qu'ils se procurent sur le marché, parfois dans l'open source - déjà une forme d'économie du partage - et dont la vente n'assure pas leur survie.
Enfin, une fois que seront passées les phases pilotes purement datapolis, les citoyens rejetteront, au moins en Occident, la généralisation d'un modèle reposant sur l'accumulation de données pouvant mettre en péril la vie privée. 

"Ebony and ivory, live together in perfect harmony"

Plus personne ne croît aujourd'hui aux univers informatiques unifiés, homogènes et "monochromes" (couleur big blue par exemple). Enfin, certainement pas les lecteurs de GreenSI !

La seule réponse à la complexité des interactions dans une ville c'est l'interopérabilité, comme l'explorait déjà GreenSI en mars 2013 (Une ville numérique à urbaniser rapidement pour éviter la Tour de Babel).

Idem dans les systèmes d'information. Des SI qui doivent s'intégrer dans les eco-systèmes multi-acteurs, avec le développement de l'économie numérique. C'est tous le sens des billets récents autour des API (Quand les API vont tous nous connecter) et l'enjeu que nous avons collectivement, quelles que soient nos industries, à construire des SI interopérables avec les citoyens et collectivités locales.

Mais pour inter-opérer il faut au moins être deux!

Ne sous-estimons donc pas l'importance des actions pour faire participer les citoyens (hors période de crise). Et là encore la réponse sera dans la démultiplication et la diffusion de choses simples, certainement pas dans des cathédrales technologiques. Laissons les startups et les associations prendre le relais à leur échelle, au niveau local.

Favorisons les échanges et les actions d'évangélisation auprès des collectivités locales et des pouvoirs publics, parfois un peu trop enclins a croire en la parole de Datapolis, qui lui résoudra tous les problèmes d'un seul coup d'appel offres, sans lui demander de se transformer... Ce serait trop simple et on l'aurait déjà vu dans les pilotes.

La pensée des conseillers de l'Etat doit aussi évoluer du côté de Participolis, maintenant que la technologie le rend possible, en connectant les citoyens. Car quand la recommandation n°1 du rapport Jutant sur l'ouverture des données de transport remis le mois dernier, et au coeur de la ville intelligente, est :  "La définition des données ouvertes libres de réutilisation: gestion par l’État", on se dit que ce n'est pas gagné, et qu'on vient encore d'oublier le citoyen... qui d'ailleurs paye ces données avec ses impôts.

Car la ville intelligente est bien un processus de transformation numérique qui a deux faces. Et si les citoyens avancent, la collectivité, l'Etat et tous les acteurs de la ville devront aussi avancer. 
Alors n'hésitez pas à vous plonger dans le livre de Francis Pisani, (ici.) c'est passionnant...
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